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Mordicus
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27 novembre 2008

Belfast préfère oublier ses "troubles"

C'est un multiplexe où l'on vend des tickets pour les derniers produits hollywoodiens et des nachos au fromage fondu, comme dans n'importe quelle ville moyenne du Royaume-Uni. Ce 16 octobre, il faut pourtant fouler un tapis rouge pour accéder à l'entrée du Movie House, sur Dublin Road, à Belfast. Les télévisions et radios locales se sont déplacées, deux policiers viennent jeter un coup d'oeil dans le hall du cinéma : l'atmosphère est celle d'une avant-première provinciale, rien ne laisse deviner que le film que l'on va projeter ce soir-là revient sur l'un des épisodes les plus douloureux de l'histoire de l'Irlande du Nord.

Hunger, premier long métrage du plasticien londonien Steve McQueen, fait revivre et mourir à nouveau Bobby Sands, le militant républicain de l'IRA, condamné à quatorze ans de prison pour détention d'armes, mort le 5 mai 1981 à 27 ans, après 66 jours de grève de la faim. Sur les murs de Falls Road, l'artère principale du quartier catholique, la plupart des fresques à la gloire de l'IRA, l'Armée républicaine irlandaise, ont cédé leur place à des images plus consensuelles, comme celle qui évoque une grève unitaire des ouvriers protestants et catholiques, au début du siècle dernier. Mais le visage de Bobby Sands, une tête de gamin aux longs cheveux roux, est toujours là. Et son nom est toujours honni par nombre de protestants.

Hunger a été présenté dans les festivals de Cannes (où il a remporté la Caméra d'or, qui récompense le meilleur premier film) et de Toronto. Pour Steve McQueen, cette première à Belfast est la plus périlleuse, la plus angoissante. Lui, le jeune Londonien (il avait 11 ans quand Bobby Sands est mort) est venu tourner son film en Irlande du Nord, avec des acteurs et des techniciens de la région à qui il a demandé de faire revivre les "troubles", cette période de plus de trente ans, qui semble comme effacée des rues de Belfast. Ce soir-là, il doit affronter les anciens combattants et les survivants, les jeunes gens qui veulent comprendre. Ceux qui veulent oublier sont allés voir Tonnerre sous les tropiques, de Ben Stiller, dans la salle d'à côté.

Hunger est un film difficile, parce que le regard de Steve McQueen ne cille jamais : qu'il montre le "dirty protest" (la grève de l'hygiène menée par les détenus républicains qui exigeaient qu'on leur rendît le statut de prisonnier politique), les passages à tabac infligés par les gardiens protestants, l'assassinat de l'un de ceux-ci sous les yeux de sa mère par des tueurs de l'IRA et, enfin, la déchéance physique de Bobby Sands pendant sa grève de la faim. Pourtant, pas un spectateur n'est sorti de cette salle dans laquelle s'étaient retrouvés aussi bien des célébrités locales (un joueur du XV de rugby irlandais, des membres du gouvernement d'Irlande du Nord), des notables de la ville et de la province, des professionnels de la petite industrie locale du cinéma que d'anciens grévistes de la faim.

A la fin de la projection, la BBC d'Irlande du Nord a organisé un débat avec le metteur en scène, les acteurs, les producteurs de Film Four, filiale cinéma de la chaîne britannique Channel Four. La présentatrice demande à Michael Fassbender comment il a procédé pour maigrir autant, à Steve McQueen s'il est heureux d'être à Belfast. Jamais la conversation ne vient sur la portée politique du geste de Bobby Sands, sur les buts et les méthodes des deux camps, au long d'un conflit qui a fait 3 500 morts entre 1969 et 2001.

On pense à l'autre grand film sur les "troubles", réalisé par Alan Clark en 1989. On y voyait des hommes déambuler dans une ville, échanger des propos anodins avant d'abattre des victimes anonymes et de prendre la fuite. Clark avait appelé son film Elephant, faisant référence à l'expression "un éléphant dans notre salon", que tout le monde voit mais dont personne ne parle. En ce soir de première de Hunger, la guerre civile tient le rôle de l'éléphant.

Pendant la réception qui suit, les langues se délient. La fête est organisée dans une galerie d'art contemporain d'Ormeau Baths installée dans d'anciens bains publics victoriens. Le lieu témoigne aussi bien de la vitalité culturelle de Belfast que de l'embourgeoisement de la ville. A l'exception du mur anti-explosions qui entoure toujours le palais de justice, les signes des "troubles" ont disparu. Voilà dix ans que la façade vitrée du Waterfront Hall domine les quais, signe que l'on n'a plus rien à redouter des artificiers de l'IRA.

Dans les salles d'Ormeau Baths, Laurence McKeown est très sollicité. En 1981, il a fait la grève de la faim pendant 70 jours et n'est en vie aujourd'hui que parce que ses parents ont permis qu'il soit nourri alors qu'il était tombé dans le coma. "J'étais un peu inquiet quand j'ai appris qu'un type de Londres allait faire un film sur ce sujet, même s'il était noir", dit-il en riant à moitié.

Laurence McKeown a lui-même réalisé un film sur The Maze, "le labyrinthe", surnom donné à la prison de Long Kesh où sont morts les dix grévistes de la faim de 1981. Quand on lui demande si ces hommes sont morts en vain, il répond dans un grand sourire "c'est une question stupide. Il n'y avait pas de troisième voie entre la grève de la faim et la reddition face au gouvernement de Margaret Thatcher. Tous ceux qui sont morts voulaient vivre", ajoute-t-il. Il finit par une petite pique dont on ne sait pas bien si elle est dirigée contre l'acteur ou son modèle : "Bobby Sands ne ressemblait en rien à Michael Fassbender, il était petit et fluet", alors que l'acteur est d'une stature imposante.

Le pasteur presbytérien John Dunlop est l'une des seules personnalités protestantes à avoir assisté à la projection. Il interrompt une discussion avec Pat Sheehan, un autre ancien gréviste de la faim. Le révérend Dunlop est en colère : "L'IRA a causé d'énormes souffrances chez les gens, dit-il. Samedi dernier, j'ai célébré une cérémonie pour 27 veuves dont les maris avaient été abattus par les provos (c'est par cette appellation que les protestants désignent les membres de l'IRA provisoire). Mais qui fera un film sur elles ? Elles ne sont pas sexy, l'IRA est sexy." Le pasteur reconnaît des qualités esthétiques au film de Steve McQueen mais estime qu'il fait de Bobby Sands une "icône".

Le lendemain matin, le Belfast Telegraph ne met pas l'événement à la "une". Le quotidien local y consacre sa huitième page sous le titre : "Les temps ont changé et pas un manifestant n'a protesté contre la première du film sur la grève de la faim." D'ailleurs les journalistes de Belfast s'intéressent plus à Michael Fassbender, qui a grandi en Irlande, qu'à Steve McQueen. Ce dernier, qui s'est bien gardé de toute polémique pendant son séjour à Belfast, a présenté son film comme une preuve de la renaissance culturelle de l'Irlande du Nord.

C'est aussi ce que veut croire Brian Henry Martin. Ce documentariste qui préside aujourd'hui le Festival de cinéma de Belfast est né dans la communauté protestante en 1971 et a grandi pendant les "troubles". Pour lui Bobby Sands, ce sont les drapeaux noirs hissés dans toute l'Irlande catholique, les démonstrations de force de l'IRA. "Nous avons vécu avec le meurtre, sans pouvoir voir plus loin que le jour qui venait", explique-t-il. Après l'accord du Vendredi saint, en 1998, avec d'autres jeunes artistes et intellectuels il a voulu faire renaître la création dans sa ville divisée. Il voit dans le succès de la première de Hunger, et dans le calme qui l'a entouré, un signe de "guérison". Pour ajouter, "il faut que ça se passe aussi dans la vraie vie, le cinéma n'est qu'un morceau du puzzle".

Thomas Sotinel Article paru dans l'édition du 27.11.08

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