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6 avril 2006

Irlande : Une île, un peuple, deux pays

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Depuis les Pâques sanglantes, 90 ans de sang, de larmes et... d'espoirs

Le soulèvement nationaliste de Dublin, le lundi de Pâques 24 avril 1916, marque le début d'une nouvelle histoire de l'Irlande. Cédant enfin aux demandes des Irlandais, la Grande-Bretagne avait accordé en janvier 1913 le Home Rule, un statut d'autonomie interne, entériné par le roi George V le 18 septembre 1914, mais suspendu aussitôt pour la durée de la guerre.

L'opinion publique irlandaise, dans sa majorité, accepte à la fois ce statut et le report de sa mise en application : plus de 130 000 Irlandais s'engagent dans l'armée anglaise qui en compte déjà 70 000 - proportion importante par rapport aux 4,4 millions d'habitants que compte l'île. Mais cela ne satisfait nullement les nationalistes de l'Irish Republican Brotherhood (IRB). Fondée en 1858 à la fois en Irlande et à New York, cette société secrète connue aussi sous le nom de Fenians, regroupe les partisans de l'indépendance, pure et simple. La guerre mondiale leur offre, pensent-ils, une occasion de faire triompher leur cause.

Après plusieurs reports, ils choisissent donc le 24 avril 1916 pour se soulever : 750 Irish Volonteers (Volontaires irlandais), rejoints par près d'un millier de sympathisants, s'emparent des principaux bâtiments de Dublin. Dans un premier temps, incrédules, les autorités anglaises de l'île réagissent avec vigueur, submergeant les insurgés sous leur nombre - le combat se déroule à trente contre un - et sous leurs moyens : artillerie et mitrailleuses lourdes. Il faut cinq jours pour en venir à bout : la reddition survient le 29 avril à 3 h 45. La répression est très dure : des milliers d'arrestations, des internements sans jugement, l'exécution des principaux chefs suscitent une énorme émotion dans l'île. Ce qui permet aux nationalistes de transformer l'échec de l'insurrection en acte fondateur, évolution d'autant plus frappante que le soulèvement suscite une hostilité quasi générale dans la population. Mais, une fois de plus, comme c'est le cas depuis la fin du XVIIIe siècle, le gouvernement anglais ne sait pas saisir les conditions favorables à l'apaisement. La guerre mondiale finie, la situation se dégrade donc très vite.

Aux législatives de 1918, les partisans de l'indépendance, regroupés derrière Eamon De Valera (1882-1975) au sein du Sinn Féin (« nous seuls ») créé en 1905, remportent 73 sièges sur 105. C'est ce contexte qu'exploitent les nationalistes avec pour chef d'orchestre, Michael Collins. Ce jeune leader - il est né en 1890 - prend la tête de l'IRB, De Valera devenant à la fois président du parlement secret irlandais (Dáil Eireann), chef du gouvernement provisoire, et président d'une république que les nationalistes entendent imposer. Collins devient alors « l'initiateur » de la guerre révolutionnaire, selon la formule de Michel Déon, dans la préface de Histoire de l'Irlande de Pierre Joannon (Plon, 1973). Avec une efficacité remarquable, les nationalistes créent, dans tous les domaines, des pouvoirs parallèles, contrôlent l'administration locale, et transforment les Volontaires irlandais en Armée républicaine irlandaise, l'IRA (Irish Republican Army). Le terrorisme urbain, les embuscades et assassinats de policiers se multiplient, et les autorités anglaises font difficilement face à la situation, malgré le recours à des forces auxiliaires mercenaires, notamment les « Black and Tans », qui se déconsidèrent par leurs actes de violence.

Seul le nord de l'île, dominé par les unionistes protestants emmenés par sir Edward Carson (1854-1935), reste sous l'emprise anglaise. C'est aussi un élément de complication : on n'y trouve qu'une minorité de catholiques, des colons anglais et écossais - ceux-ci presbytériens - installés en Ulster depuis le début du XVIIe siècle.

Lloyd George, Premier ministre britannique, ne voit d'autre solution que la partition de l'île : au nord-est, l'Ulster formé de six comtés à majorité protestante ; au sud, le reste de l'Irlande, chacune des deux entités se voyant concéder le Home Rule. Mais les nationalistes ne désarment pas : le 25 mai 1921, leur attaque du palais des Douanes à Dublin entraîne l'ouverture de pourparlers qui débouchent, le 6 décembre, sur le traité de Londres : « Les vingt-six comtés de l'Irlande méridionale sont dotés d'un statut de dominion », écrit Pierre Joannon déjà cité. L'armée anglaise se retire dans le nord de l'île.

Arthur Griffith, à l'origine du Sinn Féin, et Michael Collins se sont résignés à accepter le traité de Londres - qui reconnaît l'Etat libre d'Irlande - contre une partie importante des nationalistes, notamment De Valera. Ils estiment qu'il est à la fois difficile de continuer la lutte, plus encore d'obtenir une victoire totale sur la Grande-Bretagne, et qu'une étape capitale a été franchie avec la création de l'Etat irlandais : « Le traité nous donne la liberté, pas la liberté totale que toutes les nations désirent et essaient d'obtenir, mais la liberté de réaliser cette liberté totale », explique Collins. Lui et ses amis remportent les élections de 1922, contre De Valera et ses partisans, qui ont repris l'appellation de Sinn Féin. Cette opposition ouverte dégénère en guerre fratricide le 28 juin : Collins, chef de l'armée régulière, est tué dans une embuscade le 22 août.

De Valera, à son tour, dépose les armes le 24 mai 1923. La violence, la sauvagerie des combats entre les deux factions ont fait des dégâts matériels et humains. Une fois passée la période de répression, le gouvernement de William Cosgrave doit rebâtir une administration, faire rentrer les impôts, réparer les destructions, tâche difficile dans un pays dont l'économie, rurale, apporte peu de ressources. Par ailleurs, l'opposition reste forte, les « républicains » de De Valera, réunissant les combattants de l'IRA et tous ceux qui ne sont pas ralliés à Cosgrave. Ils restent cependant minoritaires : 44 sièges aux élections de 1923, 48 en 1925. La rupture entre les « politiques » de De Valera et les « militaires » de l'IRA affaiblit leur position. De Valera, qui a fondé en mai 1926 le Fianna Fáil (« les soldats de la destinée »), finit par se rallier. En 1927, son parti arrive juste derrière celui de Cosgrave, loin devant les irréductibles du Sinn Féin qui restent hostiles au traité de 1921 et à la partition, et refusent de reconnaître aussi bien le Dáil Eireann (le parlement de Dublin) que le Stormont (le parlement de Belfast). En 1932, le Fianna Fáil remporte les élections, et, le 9 février, De Valera devient Premier ministre.

Il dénonce aussitôt le traité de Londres et cesse de régler les annuités foncières, ouvrant ainsi une nouvelle crise avec la Grande-Bretagne, qu'accentue la décision de 1935 de ne plus considérer les citoyens de l'Etat libre comme des ressortissants du Commonwealth. En 1936, toute référence au roi est supprimée. Puis, le 14 juin 1937, De Valera fait adopter, à une faible majorité, une nouvelle Constitution ; elle institue un président irlandais, sans fonder ouvertement une république. L'article 2 stipule que « le territoire national comprend toute l'île d'Irlande, les îles et les eaux territoriales en dépendant », ce qui sous-entend la réunification de l'île. Enfin, en avril 1938, De Valera obtient une grande victoire politique : la Grande-Bretagne rétrocède à l'Etat libre les installations de défense et les ports qu'elle occupe encore ; par ailleurs, l'Eire jouit de la préférence impériale (taxes moins élevées, achats préférentiels, etc.). Seule la réunification avec le Nord est refusée.

Devenue souveraine, l'Irlande du Sud reste neutre pendant la Seconde Guerre mondiale. Il s'agit d'une neutralité « vigilante » et « bienveillante », qui correspond aux voeux de la majorité de la population, favorable aux Alliés. Elle entraîne cependant l'isolement de l'Eire. Mais le Fianna Fáil subit l'usure du pouvoir : tout en restant le parti le plus puissant, il doit, en 1948, céder la place à un gouvernement de coalition, dirigé par John A. Costello (1891-1976) qui à la fois proclame la république le jour de Pâques 1948, et se rapproche de l'Europe en entrant dans l'Organisation européenne de coopération économique (OECE), qui préfigure l'OCDE.

Les incidents de toute sorte, souvent sanglants, provoqués par l'IRA se multiplient et le gouvernement Costello n'apportant pas de solution, le Fianna Fáil retrouve en mars 1957 la majorité absolue. En 1959, De Valera est élu président de la République - réélu en 1966, il se retirera en 1973, et décédera en 1975. Il est alors un héros national. Et il faut bien reconnaître que, réunification mise à part, il a atteint à peu près tous les objectifs poursuivis depuis les années 1910 : l'Eire est devenue une république indépendante ; il a mis en place un catholicisme social. Il a aussi assuré la reconstruction de son pays. L'Irlande a néanmoins évolué à un rythme relativement lent, encore qu'il soit difficile de dire si le conservatisme du vieux chef l'explique davantage que la crise des années 1930, les conséquences de la guerre et celles des difficultés avec la Grande-Bretagne.

En 1959, il confie le pouvoir à une personnalité remarquable, Sean Lemass, auquel est largement dû le réveil économique irlandais. C'est en effet le Premier ministre qui dirige la politique irlandaise - le président, élu pour sept ans, n'ayant qu'un rôle honorifique.

Né en 1899, Sean Lemass a participé au soulèvement de 1916, et n'a cessé d'être le compagnon de De Valera. Ministre dès 1932, il devient donc Taoiseach (Premier ministre) en 1959, et entreprend de moderniser l'île, posant dès 1961 la candidature de celle-ci à la Communauté économique européenne, avant de se retirer en 1966. Aidé par l'économiste Ken Whitaker, Lemass réussit à donner l'impulsion décisive : l'Eire est encore un pays agricole mais l'industrie, le commerce et les transports y prennent une place de plus en plus importante. Et cela malgré une relative médiocrité des gouvernements qui lui succèdent : même si Jack Lynch, Garret Fitzgerald ou Charles Haughey sont loin d'être des gens falots, il faut reconnaître que le système irlandais, bridé par la proportionnelle, ne se traduit guère par des affrontements politiques fondamentaux.

Depuis 1948, deux partis se succèdent au pouvoir : le Fine Gael et le Fianna Fáil, souvent au prix de coalitions. Le Fine Gael (la famille des Gaels) est plus conservateur, plus lié au paysannat aisé et aux professions libérales ; le Fianna Fáil plus proche des petits paysans et des couches moyennes urbaines. Mais, en réalité, vu de France, on a du mal à leur trouver des oppositions fondamentales (ou idéologiques). Cela explique l'existence de partis plus petits, avec lesquels ils peuvent s'allier pour gouverner lorsque leur poids électoral recule. Mais souvent, ils regroupent à eux deux plus des trois quarts des suffrages exprimés.

Depuis 1997, la coalition Fianna Fáil-Progressive Democrats, qui a gardé le pouvoir aux élections de mai 2002, est dirigée par Bernie Ahern. Remarquables ont été les élections successives de deux femmes à la présidence de la République : Mary Robinson, travailliste protestante, de 1990 à 1997, puis Mary Mc Aleese, catholique née à Belfast, réélue en 2004.

En fait, la République d'Irlande n'a cessé de se transformer en un demi-siècle, avec une très forte accélération depuis son entrée dans le Marché commun, en 1972, au point d'être surnommée « le petit dragon de l'Occident » ou encore « le Tigre celtique ». Elle n'a certes que 3,7 millions d'habitants et représente moins de 1 % de la population de l'Union européenne, mais aucun autre pays n'a connu depuis un quart de siècle une croissance aussi rapide. Encore très agraire en 1958, lorsque Lemass soumet son « programme d'expansion économique », elle s'est modifiée de manière étonnante et très rapide (dès la fin des années 1960, les exportations industrielles dépassent les exportations agricoles), au point de se situer en 2001 au 2e rang européen pour le PIB par habitant (elle était 6e en 1998).

Déjà rapide dans les années 1960 (le PNB progresse de 4 % par an), le rythme du développement s'accélère au début des années 1990, et plus encore au cours des dix dernières années : le PIB s'accroît de 9,8 % en 1998 ; de 10,7 % en 2000... D'un côté, depuis le milieu des années 1950, l'Irlande s'est donné les bases d'une économie plus solide et plus diversifiée ; de l'autre, les bénéfices tirés de l'entrée dans la Communauté européenne - notamment grâce à la Politique agricole commune -, la facilité d'investissements (fiscalité avantageuse, salaires bas et main-d'oeuvre bien formée) ont été décuplés par le développement de l'informatique et des nouveaux services.

On ne sait jusqu'à quel point cette réussite sera durable, mais elle est évidente, et elle crée une Irlande nouvelle. Premier pays « intégralement pauvre », selon la formule de Marie-Claire Considère-Charon ( Irlande, une singulière intégration européenne , Economica, 2002), à être entré dans la CEE, l'Eire est aujourd'hui un pays où la population active est dominée par les services : 63,2 %, l'industrie en regroupant 28,3 % et l'agriculture seulement 8,5 %.

Par contraste, jusqu'à l'époque la plus récente, la situation en Irlande du Nord a fait et fait encore problème. Cette question ne cesse d'empoisonner la vie politique irlandaise depuis 1921, au point que, depuis les années 1960, les Irlandais du Sud se montrent de moins en moins favorables à l'IRA et à ses actions terroristes en Ulster. Le développement de l'agitation à la fin des années 1960 - les Northern Troubles - amène en effet la renaissance de l'IRA, mouvement de plus en plus complexe. Son aile politique, le Sinn Féin est en proie, dès la fin des années 1960, à de fortes dissensions. Mais l'IRA n'a jamais pu être éliminée, à la fois parce qu'elle a toujours eu de forts appuis parmi la population catholique d'Irlande du Nord et des sympathies dans la République et aux Etats-Unis où se trouve une importante communauté d'origine irlandaise qui n'a cessé de soutenir la cause indépendantiste puis celle de l'IRA, notamment par des contributions financières.

Malgré la volonté des gouvernements irlandais successifs de peser en faveur d'un apaisement, la question de l'Irlande du Nord n'en reste pas moins compliquée, et les catholiques se heurtent toujours à la détermination des unionistes que dirige depuis les années 1970 le révérend Ian Paisley. L'ampleur du problème tient aussi au fait qu'il y a 1,7 million d'habitants en Ulster, soit 40 % de la population de l'Eire et que jusqu'au milieu des années 1990, le niveau de vie des Irlandais du Nord était supérieur à celui des habitants de la République. Finalement, le vendredi saint (10 avril 1998), sous la pression du Premier ministre anglais, Tony Blair, David Trimble, à la tête des modérés du Parti unioniste démocrate, et John Hume, à la tête du Social Democratic and Labour Party, catholique, concluent un accord de gouvernement.

C'est pourtant le Sinn Féin, branche politique de l'IRA, qui arrive en tête aux élections de 2003. On craint alors de nouvelles violences, mais le leader du Sinn Féin, Gerry Adams, amène ses amis à des positions plus modérées. Dès le milieu des années 1970, il s'était prononcé pour l'engagement politique et avait imposé une trêve de l'IRA, en 1994 ; puis il avait été partie prenante de l'accord de 1998.

Néanmoins, si l'Irlande du Nord connaît un calme réel, l'accord reste précaire. D'ailleurs, le gouvernement et l'Assemblée de l'Irlande du Nord ont été suspendus en 2002 par suite des conflits entre unionistes et républicains catholiques, les premiers récusant le Sinn Féin, en raison de ses liens avec l'IRA, mais sans le Sinn Féin, aucun gouvernement n'est possible.

Avec l'incertitude sur le maintien de l'essor économique de la République d'Irlande, une deuxième source d'interrogation existe donc : la paix sera-t-elle définitivement installée en Ulster ? Nul ne le sait.

Par Jean-Pierre Poussou professeur des universités

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